
L’impuissance apprise : quand le cerveau renonce avant même d’essayer
Neurosciences et esprit
Quand le cerveau apprend qu’il n’a plus de contrôle
Imaginez un animal enfermé dans une cage où, de manière imprévisible, il reçoit des décharges électriques qu’il ne peut ni éviter ni arrêter. Au bout d’un certain temps, malgré la possibilité d’échapper au choc en sautant un petit obstacle, il ne bouge plus. Il reste immobile, passif, résigné.
Ce phénomène, observé dans les années 1960 par les psychologues américains Martin Seligman et Steven Maier, s’appelle l’impuissance apprise (learned helplessness).
L’expérience fondatrice des chiens de Seligman
L’expérience emblématique est aussi dérangeante qu’instructive. Seligman place des chiens dans trois groupes :
-
- Groupe 1 : les chiens reçoivent des chocs électriques qu’ils peuvent arrêter en appuyant sur un levier.
-
- Groupe 2 : les chiens reçoivent les mêmes chocs, mais n’ont aucun moyen d’y échapper — les leviers sont inactifs.
-
- Groupe 3 : les chiens ne reçoivent aucun choc.
Plus tard, tous les chiens sont placés dans une nouvelle cage divisée en deux compartiments : il suffit de sauter une petite barrière pour éviter le choc.
Résultat :
-
- Les chiens du groupe 1 (ayant eu un contrôle) apprennent vite à sauter.
-
- Ceux du groupe 2 (sans contrôle) restent couchés, gémissent, mais n’essaient même pas.
Ils ont appris que leurs actions ne servaient à rien.
- Ceux du groupe 2 (sans contrôle) restent couchés, gémissent, mais n’essaient même pas.
Seligman en conclut que l’absence de contrôle perçue conduit à une forme de résignation généralisée — un modèle expérimental de la dépression humaine.
Des singes… aux humains
Des expériences ultérieures menées sur les singes, puis sur les êtres humains, ont confirmé ce phénomène. Dans une étude avec des macaques, les animaux exposés à des sons stressants impossibles à éviter développaient un comportement apathique, des signes d’anxiété chronique, et une diminution de l’apprentissage dans des tâches ultérieures.
Chez l’humain, le mécanisme est identique : après une série d’échecs ou d’événements perçus comme incontrôlables (maladie, chômage, violence, isolement), la personne cesse d’essayer, convaincue que ses efforts n’ont plus d’effet sur le réel.
C’est une soumission psychologique apprise par l’expérience du non-contrôle.
Ce que disent les neurosciences
Les recherches en neurobiologie (notamment celles de Maier, 2010) montrent que cette impuissance apprise repose sur un dialogue altéré entre :
-
- le cortex préfrontal médian (zone du contrôle et de la décision), et
-
- le noyau du raphé dorsal, impliqué dans la production de sérotonine et les réponses au stress.
Quand l’animal perçoit qu’il ne peut pas agir, le cortex préfrontal cesse d’inhiber le stress, et les circuits de la peur et de la passivité prennent le dessus. Autrement dit : le cerveau désapprend la maîtrise.
Un modèle de la dépression humaine
Chez l’être humain, l’impuissance apprise explique nombre de comportements observés dans la dépression ou le burn-out :
-
- passivité face à des situations injustes,
-
- perte d’initiative,
-
- absence d’espoir,
-
- voire retrait social.
Mais surtout, elle éclaire une dimension fondamentale du mal-être moderne : quand l’individu a le sentiment que “rien ne dépend de lui”, sa motivation s’éteint.
Réapprendre à agir
La bonne nouvelle, c’est que le cerveau peut désapprendre l’impuissance.
Seligman lui-même, devenu l’un des fondateurs de la psychologie positive, a montré que l’entraînement à la perception du contrôle — même minime — réactive les circuits de la motivation.
L’exposition graduelle à des réussites, le renforcement de la capacité d’action perçue (self-efficacy), et les thérapies cognitives permettent de restaurer ce sentiment fondamental :
“Mes actions comptent.”
En conclusion
L’impuissance apprise est bien plus qu’un concept expérimental.
C’est un miroir de nos sociétés, de nos institutions et de nos vies personnelles : là où le contrôle est perçu comme absent, l’espoir s’éteint. Mais à l’inverse, chaque fois qu’un individu retrouve la sensation d’agir, même à petite échelle, le cerveau se remet en mouvement. C’est là que naît la résilience.
Citation de conclusion :
“Ce n’est pas le choc qui détruit, c’est l’idée que rien ne peut le changer.”
— Martin Seligman

